La question des origines est une énigme ancienne, notamment lorsqu’il s’agit d’évoquer les origines possibles de notre capacité en tant qu’espèce à élaborer des représentations mentales, de l’imaginaire, des pensées. Depuis maintenant 14 ans, je travaille sur une hypothèse théorique quant à cette origine, qui commence à trouver écho au sein de la communauté scientifique.
Le but de cet article est d’en faire une introduction et d’en tirer certaines conclusions pour notre pratique psychothérapeutique.
Introduction à la théorie du paradoxe sensorimoteur
La théorie du paradoxe sensorimoteur est une hypothèse concernant les conditions de l’émergence des structures cognitives de la pensée humaine durant notre évolution. Son cadre de base est celui de la sensorimotricité, c’est-à-dire la constante interaction entre nos perceptions sensorielles et nos mouvements. Par exemple, pour prendre un verre, je coordonne ce que je perçois sur le plan sensoriel (voir ma main bouger vers l’objet, le sentir lorsque je l’attrape, etc.) avec le mouvement que je suis en train de faire. Mais que se passe-t-il justement si l’objet qui m’intéresse est en même temps celui avec lequel j’ai l’habitude d’attraper ?
L’hypothèse du paradoxe sensorimoteur, c’est qu’avec le développement de la bipédie, nos mains seraient devenues beaucoup plus autonomes et moins accaparées par leur rôle locomoteur. Elles seraient aussi devenue beaucoup plus susceptibles de faire la médiation avec les objets qui nous entourent et d’être sollicitées en premier lors des interactions. De fait, elles seraient susceptibles de devenir elles-mêmes des objets d’intérêt, comme on peut le constater chez la plupart des nourrissons autour de 2-3 mois.
Or, lorsque nous regardons notre main comme si c’était n’importe quel autre objet autour de nous, quelque chose de particulier se produit, une situation de contradiction : la main ne peut pas être en même temps l’objet de notre considération et le moyen qui serait habituellement déployé pour l’attraper. L’impulsion de réagir face à l’objet est là, mais le corps doit rester figé pour que cet objet qu’est notre main reste aussi. La boucle sensorimotrice est rompue et dès lors, l’image sensorielle qui en est produite ne peut pas se résoudre dans l’action motrice mais s’en trouve dissociée : ce serait une condition possible à la naissance de nos facultés imaginaires.
De la prédiction sensorielle à la représentation mentale
Du point de vue neuroscientifique, on peut relier cela à la notion de prédiction sensorielle. Lorsque nous faisons un mouvement, notre système neuronal va en fait déclencher la mémoire qu’il a de ce type de mouvement et de situations similaires pour tenter de prédire le résultat sensoriel de ce même mouvement. Quand je vais tendre la main pour me saisir de mon verre, mon cerveau va en fait anticiper certaines des sensations que cela va lui procurer et tenter de réduire la marge d’erreur entre cette prédiction et les stimuli sensoriels que cette action va effectivement lui procurer. C’est aussi une manière de prévenir au maximum les erreurs, la perte de contrôle et la douleur éventuelle qui en résulterait.
Notre idée du paradoxe sensorimoteur viendrait de fait dissocier cet effort de prédiction de la nécessité de la résoudre dans l’implication motrice qui lui serait liée. Seulement, il faut d’une part pouvoir alléger le système neuronal de l’énergie qu’il produit pour le faire et qui ne peut pas se résoudre dans l’action (principe d’entropie) et il lui faut aussi pouvoir se coordonner avec le fait que le corps continue d’intéragir avec son environnement et doit pouvoir se protéger des agressions extérieures. Face à cette brèche dans le fonctionnement normal de notre sensorimotricité, notre système neuronal va être contraint de dériver l’énergie accumulée par cette prédiction suspendue vers une autre prédiction, et ainsi de suite.
C’est quelque chose qu’on peut aisément observer au sein de notre flux de pensée quotidien, où produire une pensée perturbe notre proprioception et le sens de là où l’on est et nous oblige à nous resituer en agrippant de nouveau à une autre pensée. Cela s’explique par le fait que le processus de prédiction sensorielle est aussi ce qui nous procure le sentiment que nous sommes l’agent-e et la cause de notre action. De fait, émettre une nouvelle pensée rétablit ce sentiment d’agentivité. Dès lors aussi, le contenu de nos pensées devient secondaire face à la nécessité de pouvoir continuer de produire de la pensée. Ce caractère opportuniste est quelque chose qu’on retrouve au cœur de nos pratiques psychothérapeutiques en tant que mécanismes symboliques de substitution, qui vont s’ancrer dans les stratégies d’anticipation de la douleur déjà présents dans les systèmes de prédiction sensorielle.
Le trauma comme stratégie d’évitement
Nous pouvons donc définir le trauma dans la continuité de ces stratégies du corps pour minimiser la perte de contrôle et la douleur, mais l’appliquer à la mémoire même de la douleur que nous tentons d’empêcher de ressurgir de façon incontrôlée. Entre la nécessité de réguler l’afflux de prédictions sensorielles transformées en images mentales et en même temps, d’anticiper ce qui pourrait se produire lors de nos interactions avec l’extérieur, les mémoires d’événements douleurs peuvent rapidement et complètement saturer le système. Cette appréhension peut être omniprésente, surtout si ces mémoires sont enracinées au cœur de nos relations avec les autres et de notre apprentissage affectif et des normes sociales.
De fait, le plus simple, dans l’urgence, est souvent de tenter de les contenir, de les mettre à distance (répression) et de développer des stratégies alternatives de conduite. On contrôle toujours la manière dont notre corps est susceptible d’apparaître aux autres si nous venions à relâcher notre vigilance, de la même manière qu’il est très difficile de maintenir une forme de cohérence à nos propres pensées. D’où l’importance des récits de soi, qui permettent de reproduire des formes narratives et de discours apprises et répondant à des modèles extérieurs – en même temps qu’ils forment notre sens esthétique comme tension entre le modèle et l’expérience directe.
En psychothérapie, l’important serait donc de permettre un relâchement d’une vigilance et d’une injonction à faire constamment sens de ses pensées, de peur que relâcher cet effort n’ouvre une brèche dans les limites mêmes de notre corps. Le rapport punitif que l’on peut avoir de la pression à reproduire des conduites sociales prescrites sans forcément les comprendre, surtout lorsqu’elles sont liées à des systèmes de violence intriqués à des modes d’organisation inégalitaires de nos sociétés, sollicite constamment ces mémoires traumatiques et n’aide pas forcément ce relâchement. Pourtant, c’est bien avec ces mémoires qu’il faudra apprendre à petit à petit trouver une paix.
Cet article se voulait court et introductif, mais j’ose espérer qu’il sera inspirant pour vos élaborations à venir et votre pratique.
Cet article est proposé par Clémence Ortega Douville, un-e théoricien-ne, artiste et praticien-ne en psychothérapie, formé-e à l’EFPP, l’E-faculté de psychologie et de psychanalyse.
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